On ne sait que peu de choses sur les mouvements des tortues juvéniles après leur naissance et leur entrée en mer. Il s’agit pourtant d’une période critique pour les tortues, à cause d’un taux de survie plus faible au cours de ces années où elles sont le plus vulnérables. Grâce à une collaboration fructueuse entre Mercator Ocean International et l’organisation non gouvernementale Upwell, un article sur la dispersion des jeunes tortues de mer a été publié dans Frontiers in Marine science. L’article est co-écrit par nos experts océanographes Tony Candela, Philippe Gaspar et par George L. Shillinger d’Upwell.
Une attention particulière à la tortue luth de l’Atlantique Nord-Ouest, une espèce menacée d’extinction
Les auteurs se sont concentrés sur la sous-population de tortues luths (Dermochelys coriacea) de l’Atlantique Nord-Ouest, qui a récemment été classée parmi les espèces menacées d’extinction. La tortue luth est la plus grande de toutes les tortues vivantes, atteignant jusqu’à 1,8 mètre de long. Les bébés tortues luths ne pèsent que quelques grammes, alors qu’elles peuvent atteindre jusqu’à 500 kg à l’âge adulte, en l’espace de quelques années et en se nourrissant essentiellement de méduses ! On les reconnaît à leur carapace, recouverte d’une chair huileuse et d’une peau souple semblable à du cuir.
Observations et lost years (années perdues)
Les tortues luths de l’Atlantique Nord-Ouest pondent dans la région des Caraïbes et comprennent cinq stocks génétiques, tous en déclin, bien qu’à des rythmes différents. En équipant les tortues adultes de balises satellites, les océanographes et les biologistes parviennent à recueillir des observations et des informations sur leur vie. Malheureusement, cela n’est pas possible ou du moins extrêmement compliqué avec les plus jeunes, trop petites pour être équipées. Lorsqu’elles naissent, elles se ruent sur la plage et vers la mer, et disparaissent dans l’eau. Elles réapparaissent une fois adultes, lorsqu’elles reviennent pondre sur leur plage de ponte initiale. La période intermédiaire – dont on ne sait pas grand-chose – est appelée « les années perdues » (lost years en anglais) et représente un manque d’information d’environ 15 à 20 ans dans la vie de la tortue.
Pourquoi les populations de tortues luths sont-elles en déclin ?
Les causes sont multiples et difficiles à identifier. Les tortues marines subissent de multiples facteurs de stress tout au long de leur vie. Les modèles démographiques montrent que les chances de survie d’une tortue marine sont largement impactées par sa survie au cours de la toute première phase de sa vie en mer, et que la survie des juvéniles influe fortement sur la survie de l’ensemble de la population. Cependant, ce stade de vie, les années perdues, reste largement inobservée.
Simulations numériques : combler les lacunes avec les modèles
L’étude « Dispersal of juvenile leatherback turtles from different Caribbean nesting beaches: A model study » présente une série de simulations numériques dans lesquelles les juvéniles des cinq stocks de tortues luths de l’Atlantique Nord-Ouest se dispersent principalement en réponse à la combinaison de deux facteurs : l’effet des courants océaniques (passif) et la recherche active d’habitats favorables, qui comprennent des températures et une quantité de nourriture appropriées. Les simulations révèlent quand et où les tortues luths juvéniles sont susceptibles de se disperser et donnent ainsi un aperçu des conditions environnementales et des menaces d’origine humaine qu’ils peuvent rencontrer.
Comme le montre l’article, les trajectoires individuelles simulées se dispersent initialement en suivant soit la « route des Caraïbes », à l’intérieur de la mer des Caraïbes et du golfe du Mexique, soit la « route de l’Atlantique » à l’est de l’arc Antillais. Après cette dispersion initiale, les individus de chaque stock génétique ont tendance à tous suivre une trajectoire similaire dans l’est de l’océan Atlantique et vers la Méditerranée occidentale. Les juvéniles qui suivent la route des Caraïbes sont rapidement entraînés vers le nord par le Gulf Stream et courent un risque élevé de mortalité en raison des températures froides. La route de l’Atlantique semble moins risquée car les individus progressent plus lentement vers des latitudes plus élevées.
Un autre point mis en évidence par les simulations est que le pourcentage de juvéniles provenant des Caraïbes occidentales visitant le Golfe du Mexique est plus important que pour n’importe quel autre stock. Selon l’hypothèse du but de migration acquis (« learned migration goal », LMG), les tortues marines adultes ont tendance à exploiter des zones de nourrissage préalablement identifiées au stade juvénile : cela pourrait donc expliquer pourquoi les adultes des Caraïbes occidentales sont relativement plus abondants dans le golfe du Mexique.
Enfin, les résultats de l’article suggèrent que l’augmentation récemment observée du pourcentage d’adultes des Caraïbes occidentales migrant dans le golfe du Mexique pourrait être liée à deux facteurs. La première explication est que des mesures de réduction des captures accidentelles ont été mises en œuvre en 2003-2004. Il s’agit notamment de lois et de mesures concernant les engins de pêche utilisés, conçues pour diminuer la capture accidentelle d’espèces non ciblées telles que les dauphins et les tortues, ce qui souligne l’importance des initiatives et des réglementations en matière de conservation. Deuxièmement, on observe une augmentation de la fréquence des courants entraînant les juvéniles plus loin dans le Golfe du Mexique (intrusion du Loop Current et évenements d’”eddy-shedding”) qui a commencé autour de l’année 2000.